PREMIER CHAPITRE
Deux ailes ont voleté au coin de mon regard. Un appel silencieux a empli mon oreille.
Mon cœur s’est emballé au froissement de l’air. Une présence invisible vient de frôler ma joue.
Dans le rayon de Lune son ombre a glissé et ses pas ont posé sur le sol des traces éphémères.
Un parfum enivrant de fleur fraîche épicée flotte encore en nuées évanescentes.
Qui est là, derrière moi, lisant par-dessus mon épaule ? Qui fait frémir les pages de mon livre ?
Quel est ce souffle chaud qui caresse ma nuque ?
Chaque jour je tente d’ignorer ce que mes sens perçoivent. Un faible tintement, une étincelle fugace. Parfois mon nom résonne dans le tumulte ambiant. Parfois, il est chuchoté, dans un soupir
diffus.
Une table a craqué, la lampe a vacillé.
Avant, terrorisé par ce jeu inlassable, je sursautais sans cesse, crispé, moite, aux aguets.
Une lueur mobile, une forme imprécise qui traversait l’espace et mes nerfs douloureux me tendaient comme un arc.
Le reflet sur la vitre, l’éclair dans le miroir.
Le mouvement vif lorsqu’on tourne la tête, l’image qui s’estompe, le visage entrevu.
Puis l’habitude vient, les faits se banalisent. Rien de plus que ces manifestations fragiles.
Est-ce que je dors encore ? Est-ce que je m’assoupis ? Ce n’est qu’une illusion, une impression, un rêve.
Tout fait possède une explication logique, une origine palpable, une réalité tangible.
Oui. Mais... ! Que sont devenues mes clés ? Ce vase n’est pas à sa place. Est-ce moi qui ai rangé ce livre ici ? La chaise est soudain bien loin de la table. Tiens ! La montre que j’ai cherchée
toute la semaine est dans un tiroir de la cuisine. Le sac que j’avais posé dans l’entrée est sur le lit…
Décidément je perds la mémoire. Je fais les choses sans réfléchir. Je dois être bien fatigué. Inutile de rire... Qui a ri ? D’où cela vient-il ?
De derrière le rideau ? Personne. De sous le lit ? Quelques moutons...
Quel drôle de rire, presque enfantin. Bien sûr, c’est la fille des voisins. Comment est-elle entrée ? Mais non, c’est impossible.
Alors ? Je deviens fou. Il me faut du repos.
Enfin, je dois savoir. Je dois me ressaisir, aiguiser tous mes sens.
Concentration, calme, rapidité. Tourner la tête promptement, noter mes déplacements d’objets, plus de gestes machinaux.
De l’attention, de l’observation, de la maîtrise. Non ! La lumière qui s’éteint...
Aaah ! Des yeux dans la pénombre !
— Bonjour me dit-il, dès que la lumière revient.
Les yeux écarquillés vers le bouquet d’iris, je vois sur le rebord de céramique, un être miniature nonchalamment assis.
— Ferme donc la bouche ou tu vas m’avaler ! Tes yeux ressemblent à des planètes. On se calme. Assieds-toi, nous allons discuter.
J’obtempère ahuri et ne sais pas quoi dire.
Lui, en revanche, est en verve. Il profite de l’avantage de la situation.
— C’est moi, Baldil, ton lutin. Mais oui, tu as un lutin, comme tout le monde. Tu m’as appelé, me voilà. Je ne t’appartiens pas. Tu ne m’appartiens pas. Nous sommes le prolongement l’un de
l’autre sur des plans différents. Tu as entendu parler de l’astral... j’évolue dans l’astral. Ça te dit quelque chose les mondes parallèles, si j’en crois tes lectures ? Bien sûr, c’est réel. Tu
peux me voir si tu ouvres tous tes yeux et...
— Stop ! Tu ne t’arrêtes jamais ?
Une barre écrasante m’enserre le crâne au niveau du front. L’être me regarde d’un air malicieux et satisfait en balançant ses jambes dans le vide, puis disparaît.
— Bonjour, dit le lutin.
— Qui es-tu ? fait l’humain.
— Un lutin, répond-il.
— Mais tu n’existes pas !
— Pourquoi me parles-tu,
Si tu ne peux y croire ?
Chant 1. Baldil
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Les larges courbes de la Loire s’étalaient généreusement, déployant de vastes plages sableuses, recouvertes par endroits de zones jonchées de silex. Cette
région avait toujours été peuplée et l’on retrouvait parmi ces lits de cailloux des outils préhistoriques dont certains en parfait état. Je connaissais bien ces rives pour les avoir suivies en
balade. Je n’étais pas un fou de la marche, je préférais les flâneries paisibles, suivant le vol des sternes ou le débit faussement calme du fleuve.
Quittant la route en hauteur, nous descendîmes par un chemin cahoteux serpentant entre saules et peupliers. Puis, laissant la voiture sur le bas-côté, nous
avons suivi le sentier qui arrivait au bord de l’eau. À cet endroit, le fleuve dont le niveau était encore haut, délimitait des îles servant de réserve naturelle. Nous avons constaté le travail
des castors que l’on réimplantait dans cet habitat. De minces bouleaux, taillés en crayon, avaient été tirés jusqu’à l’eau pour consolider un barrage. Le lutin me fit signe de m’asseoir
silencieusement au pied d’un arbre. De là nous surplombions un étroit bras du fleuve qui prenait des allures de jeune rivière. De fines libellules bleues et noires volaient au ras de l’eau et
s’accrochaient parfois sur des herbes flexibles ployant sous leur poids fluet.
— Utilise la méthode que je t’ai enseignée l’autre soir et demande aux génies des eaux de bien vouloir te rencontrer.
Je suivis ses indications puis laissai errer mon regard sur les reflets étincelants allumés par le soleil matinal. Cette vision mouvante dessinait des formes
impermanentes qui m’attiraient dans les profondeurs de l’onde.
Respirais-je dans l’eau ou étais-je enfermé dans une bulle protectrice ? Je me sentais agile comme un alevin, rasant les galets qui faisaient cascader le ru
dans lequel j’évoluais avec délices. Un éclair coloré me dépassa soudain et je me précipitai à sa poursuite, filant dans le courant rapide. Il était déjà hors de portée. Je remontai, attiré par
le miroitement de la surface, et à l’instant où je sortis la tête de l’eau, je rouvris les yeux. Devant moi une branche cassée enjambait le bras d’eau, offrant une balancelle à plusieurs êtres
qui devisaient gaiement.
— Le voilà, dit l’un d’entre eux.
Aussitôt, trois paires d’yeux se posèrent sur moi. Je m’attendais à sortir de l’eau dégoulinant, mais encore une fois, la plongée avait été virtuelle. J’avais
pourtant ressenti le flux du courant, la fraîcheur du fluide, mais mon corps physique n’avait pas quitté la rive.
— Elle était bonne ? demanda Baldil.
— Tu devrais y goûter toi-même, lui répondis-je avec une folle envie de le précipiter au bas de son perchoir, connaissant son peu d’attirance pour cet
élément.
L’idée fit éclater de rire ses compagnons qui, l’attrapant chacun par un bras, firent mine de le faire tomber.
— Holà ! s’écria le lutin, se débattant, je ne sais pas nager.
Amusé de sa réaction, je lançai.
— Tu peux t’abstraire de la situation quand tu veux !
— Pas si c’est nous qui le retenons, affirma l’ondine en le relâchant.
— Tu les laisserais faire ? questionna Baldil ayant perdu son assurance.
— J’avoue que c’est tentant, mais ne t’inquiète pas, personne ne te veut du mal, le rassurai-je.
Ses deux compagnons étaient plus grands que lui et de sexe féminin. Leur corps avait l’aspect de l’eau qui épouse la forme d’un contenant et reflétait les
couleurs et la lumière. Il n’était pas transparent, mais présentait une substance de gel à travers lequel on ne pouvait voir. Les teintes se nuançaient constamment, le tout était comparable à la
surface liquide agitée par un mouvement continuel et changeant. Leurs longs cheveux ondoyants étaient d’or ou d’argent à tendance verte, bleu ou cuivre. Je restais bouche bée devant tant de grâce
et d’harmonie, touché par cette manifestation exquise de mon élément favori. Regardant l’une après l’autre, j’étais émerveillé et restais immergé dans la contemplation. Mes sens aspiraient à un
assouvissement intégral, à être comblés par la pleine et entière prodigalité du don de l’eau.
Les créatures aquatiques m’attirèrent vers la berge et je rentrai dans le fleuve là où le lit se creusait, formant un tourbillon. Aucune peur ne me retenait
et je les aurais suivies au plus profond des océans. Je me plongeai dans l’onde par trois fois en ressentant à chaque remontée que mon corps se purifiait, se lavait, abandonnait le superflu,
l’envahissant, le collant. Je ne faisais plus qu’un avec l’élément, toutes les cellules répandues, mélangées dans l’immensité fluide. Puis une brûlure intense m’éparpilla et me projeta en une
brume fumeuse, s’évaporant en nuées évanescentes. Au contact de l’air, les cellules se regroupèrent et se cristallisèrent et je retombai en tournoyant, en gouttelettes et flocons impalpables.
J’émergeai, reconstitué, ruisselant, mais définitivement modifié en moi-même et fusionné avec l’esprit de l’eau. Dans les quatre mains groupées en coupe des ondines, je m’abreuvai longuement,
étanchant ma soif inextinguible à ce nectar divin. Le crâne ceint de perles et de diamants s’élevait droit, scintillant, tandis qu’au centre de celui-ci martelait une phrase récurrente « Tu fais
partie du peuple de l’eau, respecte ton peuple, aime-le comme tu souhaites que l’on t’aime. »
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Liane et moi nous sommes assis côte à côte sur le canapé. Wendy s’est couchée à nos pieds. J’avais décidé de fermer les yeux pour mieux m’imprégner de l’atmosphère. Si je regardais cette femme, je serais distrait. Je voulais me remémorer le passé qu’elle allait évoquer et, pour ce retour, je devais larguer les amarres de notre actualité. Nous allions franchir des millénaires, des millions d’années-lumière en une fraction de seconde, effectuer la navette instantanée entre deux possibles. Pour voyager dans l’immensité cosmique sans craindre le vertige de l’espace et du temps, je libérai mon esprit de son enveloppe charnelle et me lançai. Transporté par la voix de Liane, dont l’écho naissait dans mon propre esprit, je fusionnai une nouvelle fois avec elle. Nous étions à nouveau un, être unique, pensée unique traduite dans deux langages complémentaires.
« L’état de béatitude, de jouissance et de félicité. Un chant généré par la consistance vibratoire exprimait simplement, sans retenue et sans tabou, la nature intrinsèque de l’être : ses perceptions, sa pensée. À l’unisson du chant et de même origine, la couleur rayonnait subtilement changeante, nuancée. Une couleur indescriptible ici, mais évidente là-bas, somme de toutes les autres couleurs dans la lumière. La lumière était elle-même auto-émise et restituait la couleur absorbée, accompagnée d’effluences de parfum, de fragrances composant et renouvelant des bouquets inépuisables. Une pulsation animait d’un rythme variant, une double fréquence. Dans cette dynamique, deux rubans de couleurs complémentaires s’élevaient et descendaient en alternance, sur des voies parallèles. Ils s’enroulaient et se pénétraient dans une symbiose qui explosait soudain en milliards de paillettes étincelantes. Elles se regroupaient en un faisceau central irradié, vibrant dans toutes les directions sans s’éparpiller, comme un essaim d’insectes évoluant autour d’un axe. Les corpuscules qui s’échappaient éclairaient des hélices tournoyantes, des spirales en trois dimensions, des galaxies en mouvement. Elles entraînaient dans leur ronde des filaments ignés, serpentins de flammes colorées dans une vaste modulation harmonique. Ce feu d’artifice perpétuel était contenu dans une forme gazeuse, fluctuante, mobile, se déplaçant avec grâce dans une lenteur chorégraphique. L’entité évoluait en apesanteur contrôlée, dégagée de l’attraction planétaire. Les directions n’existaient pas. Seuls deux pôles étaient identifiables, l’espace et le globe de référence. Les éléments se conjuguaient pour nourrir l’être et l’animer du flux vital. Le mouvement maintenait sa forme et sa permanence par l’énergie magnétique puisée dans l’environnement et auto-reproduite. C’était une pensée créatrice et une création pensante. Elle se perpétuait par simple émission de cette pensée lorsque l’être exprimait le prolongement de lui-même pour la pérennité de l’espèce. Il n’était pas immortel et se diluait lors du transfert, retirant l’esprit de l’enveloppe transparente qu’il avait empruntée et restituant à chaque élément les particules qui l’avaient constitué. Ainsi commence l’histoire du un multiplié, de l’androgyne incarné primitif, l’ancêtre des ancêtres, créé par l’unique et générateur de la multitude. »
J’étais parti, aspiré par le tourbillon du couloir inter-dimensionnel, mon moi initial reconstitué dans la béatitude, la jouissance et la félicité. La voix de Liane avait retrouvé automatiquement la vibration et la tonalité correspondantes à notre structure moléculaire et j’avais réagi instantanément, retrouvant l’état que j’aspirais à réintégrer. La méditation bienheureuse que j’avais atteinte me permettait d’être en communication permanente avec mes semblables et notre assemblée fusionnelle se plaisait à composer une musique grandiose, une symphonie archangélique. Nos corps produisaient des émanations pigmentées qui créaient des tableaux en constante modification et création simultanées. L’extase ressentie provenait de la satisfaction de tous les sens sollicités.
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D’où je viens. C’était le titre du manuscrit. Éternelle question que nous nous posons tous. Des humains éclairés y ont déjà répondu.
Liane en faisait-elle partie ? C’était sa vision personnelle qui coïncidait avec la mienne. Y avait-il plusieurs vérités ? L’univers était-il si immense que la vie y était apparue sous
différentes formes, à des distances inimaginables et à des périodes vertigineusement espacées ? À moins qu’il n’y ait pas de dimensions définies et qu’il n’existe que des mondes parallèles qui se
côtoient et s’interpénètrent. Les humains pouvaient revendiquer leur lignée en provenance de l’un ou de l’autre monde sans que les mémoires ne puissent retrouver de repères communs car elles ne
possédaient pas les mêmes informations.
Mathieu, mon ami et agent et sa femme Élisa, revenus de vacances, passèrent me voir et nous avons encore philosophé sur ces théories qui dirigeaient ma
réflexion. Lorsque je travaillais sur un sujet, j’étais totalement sous son influence et j’avais des difficultés à m’en sortir. Je compris que c’était la pensée qui créait un vortex dans lequel
tout ce qui nous approchait, faisait partie de notre entourage immédiat, était aspiré, s’y engouffrait pour modeler notre propre univers. Chaque individu était un monde et je discernais comment
pouvaient s’articuler et se connecter les mondes parallèles, par l’exemple de nos rapports avec les autres. Il existe des vérités fondamentales mais la réalité est-elle la perception que chacun
de nous en a ?
C’est à ce stade de ma méditation que les fées vinrent me rendre visite. Ce ne fut pas lors de mes promenades en forêt ni lors de la pleine lune, lorsque je
laissais volontairement les volets ouverts.
Liane venait de m’appeler pour convenir de notre départ dans deux jours. En arrière-fond sonore de sa voix, j’entendais de la musique irlandaise. Les deux
vibrations, la sienne reliée à celle de la musique, étaient en symbiose et je les sentais activer mes atomes. Le téléphone raccroché, j’étais dans cette vibration et sept petites silhouettes,
assez proches de la morphologie de Hou, se mirent à danser dans un espace en suspension devant mon visage. Une portion de paysage, aux limites estompées, de la taille d’une feuille de papier,
s’inscrivait dans l’air. Dans une douce lumière, les couleurs paraissaient toutes saupoudrées d’or et jetaient des éclats. Sept femmes-fleurs. Elles se déplaçaient, minuscules étoiles filantes,
comme les points de lumière qui apparaissent fugitivement. Je ne parvenais pas à définir quel était leur vêtement, des voiles, des pétales, des ailes, leur longue chevelure. Tout cela tournoyait
si vite que les images éphémères s’imprimaient sur ma rétine sans que j’aie le temps de les analyser complètement. Durant une seconde les fées se figèrent et me dévisagèrent et je pus faire de
même. Leur beauté incomparable me coupa le souffle et me plongea dans l’extase déjà amorcée par la musique. Étaient-elles l’incarnation de chaque note ? Ou celle des couleurs ? Elles illustraient
parfaitement la notion des correspondances. J’entendis mon nom exprimé par une mélodie. Il venait retransmis par leur présence mais lancé par une autre voix. Il résonna dans toutes mes cellules.
Depuis, la sensation que j’ai de ma propre personne me parvient souvent par ce chant.
Les fées sortirent de leur cadre et s’éparpillèrent dans l’atelier, faisant une sorte d’inspection des lieux. Elles conversèrent quelques minutes avec mes
amis dans leur langage inintelligible à mes pauvres oreilles. Elles effectuèrent une ronde autour de mon crâne puis elles repartirent en ribambelle, refermant derrière elles l’ouverture par où
j’aurais aimé les suivre.