Sur un chemin de forêt, creusé de profondes ornières, un jeune homme marche résolument. Il ne sait plus depuis quand il a commencé ce voyage. La route s'étire droit devant lui et il n'en discerne pas encore le terme. La fatigue commence à se faire sentir mais il maintient courageusement son allure. Pour l'instant son objectif est de rejoindre l'auberge avant la nuit.
Déjà, il fait plus sombre et quelques flocons de neige volent devant son visage et s'accrochent à son manteau. Remontant d'un coup d'épaule la sangle de son sac qui commence à tirer sur son cou, il desserre un peu les dents et détend ses joues crispées par la détermination. Son haleine diffuse un léger nuage dont l'humidité se glace instantanément du nez au menton. Il relève son écharpe de laine jusqu'aux yeux et resserre son capuchon de manière à ne laisser à découvert qu'un minimum de peau. Le feuillage dense des arbres n'empêche pas la neige de tomber de plus en plus fort et de couvrir la terre froide. Le sol déjà glissant se dérobe sous les pieds douloureux et enflés, harcelés par la morsure des engelures. Surtout ne pas s'arrêter, poursuivre coûte que coûte jusqu'au bout. Chaque pas fait crisser la neige qui déroule inlassablement un tapis blanc illimité. Le bruit de la respiration, en partie gênée par le lainage rugueux, s'accompagne des battements du cœur, activés par le rythme de la marche et une légère angoisse qui noue la gorge. Le paysage noir et blanc devient diffus, estompé par les flocons qui foisonnent et s'insinuent par les moindres interstices des vêtements. L'épaule, sciée par la sangle de chanvre tendue sous le poids du sac, les reins et le ventre brûlants sous l'effort, les jambes tétanisées, son pauvre corps rompu par la fatigue commence à le trahir. Donc, le jeune homme harassé, trébuche sur une branche dissimulée sous l'épaisse couche poudreuse, et s'affaisse la cheville droite tordue sous le choc.
Robin, étalé dans la neige qui devient compacte, essaye de se relever, mais sa cheville le fait horriblement souffrir. S'arc-boutant sur les bras et sa jambe valide, il se traîne vers les buissons, espérant s'y aménager un abri, le temps de recouvrer quelques forces. Il parvient ainsi devant un buisson d'épines et, pestant contre la malchance d'avoir rampé jusqu'à ce lieu impraticable, il s'affaisse, les yeux à hauteur des racines. Dans le brouillard dû à la fatigue et à l'humidité, il distingue de curieuses petites formes regroupées comme un village et croit même apercevoir une lumière à l'intérieur de l'une d'elle.
- Est-ce que cela pourrait être des maisons de gnomes ? se dit-il.
À peine a-t-il formulé cette interrogation qu'il voit une petite porte s'ouvrir et un personnage barbu, coiffé d'un bonnet rouge, vient se camper devant lui.
- Tiens ! Un humain qui croit en notre existence, s'exclame-t-il. Que fais-tu par terre avec ce temps ?
- Je suis tombé, répond-il les dents serrées, pour ne pas gémir. Ma cheville doit être cassée.
- Il me répond sans s'étonner, reprend le gnome. Attend, que je t'examine.
Passant ses petites mains par l'ouverture de la courte botte, il palpe habilement la cheville déficiente.
- Comment peut-on être dehors par ce temps ? Elle n'est pas cassée, c'est une entorse. Retire ta botte, je vais voir comment je peux te soigner.
- Je n'y arrive pas tout seul affirme Robin, après quelques essais difficiles.
- Qu'ils sont douillets ces humains !... Ne bouge pas ta jambe, je vais appeler du renfort.
Le gnome dénoue de sa ceinture une petite corne taillée à sa dimension et souffle un coup bref et un coup long. Aussitôt d'autres gnomes sortent de leur maison et se regroupent autour de Robin.
- Que fait-il par terre ? dit l'un.
- Être dehors par ce froid ! dit l'autre.
- Un humain qui nous voit ! s'étonne un troisième.
- Est-ce qu'il t'a attaqué ? interroge un quatrième.
- Aidez-moi, commande le premier gnome, il faudrait lui retirer sa botte pour le soigner.
En tirant tous à la fois, ils parviennent à faire glisser la chaussure de la jambe qui commence à enfler.
- Ce n'est pas très beau, dit l'un.
- Il ne s'est pas raté, dit l'autre.
- Je vais chercher un onguent, prévient le troisième.
- Ramène de quoi bander la cheville, demande le quatrième.
Robin se laisse faire comme s'il avait toujours côtoyé les gens du petit peuple. Ceux-ci sont rapides et efficaces. Les engelures sont elles aussi soignées ainsi que la plaie de l'épaule. Dès qu'ils ont accompli leur tâche, les gnomes rentrent chez eux, sauf le premier.
- Au revoir, dit l'un.
- Porte-toi bien, dit l'autre.
- Il serait temps de partir. Bonne chance ! dit le troisième.
- Rentrons vite au chaud, termine le quatrième.
- La nuit ne devrait plus tarder. Tu dois pouvoir te relever, essaye.
Robin se remet péniblement debout mais ne peut faire un pas.
- Merci de votre aide, dit-il mais je ne pourrais avancer. Il faut que je trouve un abri pour la nuit.
- Nos maisons seraient trop petites pour l'accueillir, réfléchit le gnome. Écoute, moi aussi il faudrait que j'aille jusqu'au village, mais avec mes petites jambes et toute cette neige, je mettrais deux jours pour l'atteindre. Je vais user d'un charme pour faire en sorte que tu puisses marcher et me transporter jusque là-bas. L'auberge n'est plus qu'à une demie-lieue d'ici et il vaudrait mieux partir tout de suite.
" Dire que j'étais si près du but, pense Robin, heureusement que, dans ma déveine, je sois tombé devant un village de petites gens. "
- Il ne doute pas, constate le gnome. Je cours avertir de mon départ et nous allons nous mettre en route.
Il disparaît par la porte et Robin se retrouve seul. Le jeune homme commence à frissonner et ses tempes le serrent. Appuyé contre un vieux tronc, la courte distance qui le sépare de l'auberge lui paraît infranchissable. Il n'a plus d'autre choix que de s'en remettre au gnome sinon son voyage va s'achever beaucoup plus tôt qu'il ne le pensait. Quelques minutes à peine se sont écoulées et son sauveteur reparaît avec une grosse veste de feutre, des moufles, des bottes et un gros baluchon sur l'épaule. Il apporte quelques pâtisseries encore chaudes, qui fument dans l'atmosphère glacée.
- Mmh ! Il y a encore plus de miel dans ces gâteaux que d'habitude. Tiens ! Prend quelques forces avant de partir, j'ai rajouté un puissant analgésique qui va anesthésier la douleur.
Robin mange avidement les biscuits qui ressemblent à des madeleines. À chaque bouchée, son corps épuisé se redresse, la chaleur, l'apport énergétique, le calmant, agissent très rapidement.
- Maintenant nous allons enchanter les bottes, déclare le gnome. Il sort d'un sac minuscule suspendu à son ceinturon, une sorte d'ampoule de verre qui contient un liquide orangé. Il possède une luminescence interne qui n'éclaire pas mais qui semble être en fusion. Quelques mots murmurés dans une langue inconnue scandent les gestes précis effectués gravement autour des bottes. Puis il commence à grimper sur Robin avec agilité.
- Je m'installe sur ton épaule. Dès que tu seras prêt, tu diras la phrase suivante : « Je vais arriver à l'auberge, au bout du chemin, avant la nuit. » Tu te laisses guider et tu seras rendu à destination sans fatigue.
- Je m'attendais à quelque chose de plus solennel ou mystérieux... Très bien, accroche-toi, nous partons.
Le jeune homme prononce la phrase magique et aussitôt il sent ses pieds tirés par les chaussures qui accomplissent leur travail régulièrement.
- Oh là là ! C'est bizarre, reprend-il, c'est pas facile de garder l'équilibre.
- Tu vas t'y faire très vite. Pense à autre chose, sinon tu vas ralentir leur marche.
- Je n'ai plus mal nulle part.
- Évidemment, avec le remède que je t'ai donné.
- Nous ne nous sommes pas présentés, mon nom est Robin et je viens du village des Trois Routes.
- De si loin! C'est à au moins un mois de marche. Je comprends mieux ton état. Je m'appelle Florial et tu as vu mon village.
- Enchanté !
- On ne peut pas mieux dire.
- À ce propos, pourquoi as-tu jeté un sort à mes chaussures et non aux tiennes ?
- Nous y voilà ! D'abord parce que tu peux me porter et non l'inverse. Et puis...
- Oui... attend Robin, alors que la réponse tarde.
- Faut-il vraiment que je réponde à cela ? s'interroge Florial. Eh bien, nous les gnomes n'aimons pas ensorceler nos objets personnels.
- Est-ce dangereux ? s'inquiète Robin.
- Non, hésite le gnome, nous sommes juste un peu superstitieux.
Robin, intrigué, mais ne souhaitant pas indisposer son sauveteur, n'insiste pas sur cet aveu. Il avance très facilement et quelques mèches de cheveux, blanchies par le givre, flottent, repoussées par la vitesse.
- C'est merveilleux ! Nous n'allons pas tarder à arriver, à cette allure. Il me semble apercevoir des lumières.
- Ce merveilleux, c'est mon quotidien ! Moi aussi je vois les lumières. Je vais bientôt être obligé de me cacher car tous les humains ne sont pas comme toi et ne croient pas aux contes de fées. Je vais me glisser dans ton sac et j'en sortirai dans la chambre de l'auberge.
- Voilà les maisons ! Laquelle est l'auberge ?
- La dernière, à la sortie du village, elle enjambe la route. Quand tu y seras, prononce la phrase : « Je vais jusqu'à la chambre, jusqu'au lit, jusqu'à ce que je quitte mes bottes. » Elles assureront leur service jusqu'au bout. Demain matin, masse-toi la cheville avec l'onguent et mange les deux derniers gâteaux contenant le calmant. Tu les trouveras dans ton sac et tu pourras reprendre ton chemin. Ta jambe sera encore un peu faible mais suffisamment solide pour te soutenir. Maintenant je rentre dans le sac et sortirai quand nous serons à nouveau seuls.
Robin pénètre à présent dans le bourg, qui comporte quelques habitations étalées de chaque côté de la route. Il traverse rapidement et arrive devant l'auberge, construite comme un pont, dont l'arche permet le passage des voyageurs. Il s'engage sous le porche et, à gauche, il pousse la porte d'entrée. La salle où il pénètre est bruyante et chaude. La transition le stoppe sur le seuil, la main sur la poignée, puis il rentre avec un grand soupir de soulagement, heureux d'avoir enfin atteint cette étape. Une femme, affairée, portant dans chaque main un pichet rempli, vient à sa rencontre.
- Je voudrais une chambre, demande-t-il.
- Une chambre de pèlerin ? précise-t-elle après l'avoir dévisagé.
- Heu...oui, répond-il, sentant que c'est la bonne réponse.
- Pierre ! appelle-t-elle.
Un grand adolescent accoure auprès de sa patronne.
- Emmène ce client dans une chambre de pèlerin, allume le poêle, sers lui une soupe, du pain et du fromage et fais lui payer le tout. Bonne nuit ! reprend-elle à l'adresse de Robin, je vous réveille à sept heures.
Puis elle repart empressée, vers une tablée qui réclame à boire.
- Suivez-moi, commande Pierre.
Il sort dehors, traverse le porche et s'engouffre, par la porte en face, dans un long couloir. Il avance jusqu'à la septième porte de gauche et entre le premier dans la pièce.
- Voici la chambre, installez-vous, cela fait deux mois que nous n'avons pas eu de pèlerin, bonne chance. Je vous apporte des braises et le repas. Cela fera douze sous.
Un peu abruti par ce discours mêlant du concret et de l'inattendu, Robin pose son sac sur le pied du lit et s'assoit pour tester son confort. Il s'attendait à pire, en comparaison des hôtelleries où il avait précédemment dormi, préférant parfois le sol, amorti par une couverture, aux sommiers fracassés et matelas nauséabonds. Ici la literie est propre. Peut-être était-ce un privilège de cette fameuse chambre de pèlerin.
- Florial ? appelle-t-il. Aucune réponse. Florial ?
Toujours rien. Robin ouvre le sac, cherche, remue son contenu et ne trouve nulle trace du gnome. L'onguent et les gâteaux sont là mais son compagnon a bel et bien disparu.
Où pouvait bien être passé le gnome ?
Robin a un tas de questions à lui poser. C'était peut être bien pour ça que celui-ci s'était éclipsé. Retirant son manteau et son écharpe, il regarde autour de lui et ne voit rien de particulier qui peut justifier que la chambre puisse être attribuée à des pèlerins. La fatigue s'empare à nouveau du jeune homme. Il avait lutté, soutenu par les médicaments et la magie. À présent qu'il peut relâcher la pression, il sent l'énergie décroître et une irrésistible envie de dormir l'engourdir. Un coup frappé contre la porte le tire de sa torpeur. L'adolescent revient chargé d'un plateau et d'un seau de braises. Il allume prestement le feu, pose sur le dessus du poêle un broc en métal rempli d'eau.
- Avez-vous besoin d'autre chose ? s'enquiert-il. Vous avez assez de bois, il suffit de bourrer le fourneau et vous n'aurez plus à vous en occuper cette nuit. Payez-moi maintenant, je dois retourner faire mon service.
Robin fouille dans la bourse qu'il porte sous sa chemise et paye le garçon. Il fait un effort pour refermer la porte à clefs, charger le bois et revient s'affaler sur le lit. Il quitte ses bottes et tire à lui le plateau pour se restaurer. La soupe dégage un fumet appétissant de bons légumes mijotés et la chaleur du bol remonte par les mains, les bras et se répand dans tout le dos. En absorbant son breuvage, la surface du liquide lui renvoie son image. Son visage, aux traits tirés, paraît bien fatigué et soudain terriblement vieilli, ridé. S'arrêtant net de boire, il regarde cet homme qu'il ne reconnaît pas et qui lui rappelle vaguement son père. D'une main tremblante il tâte son front, ses joues râpeuses à cause de la barbe naissante. Si elles sont amaigries, la texture de la peau est jeune, élastique et ne correspond pas à ce portrait de vieillard. La vision change et un paysage immense, une vue de haut, du sommet d'une tour, se révèle à ses yeux stupéfaits. C'est une plaine baignée d'une pâle clarté d'un début de printemps. Déjà la lumière décroît et la nuit s'annonce, l'obscurité gagne et rétrécit l'espace. Seule subsiste une porte occultée par une lourde tenture rouge qui s'estompe à son tour et cède la place à son reflet réel.
Robin se sent brûlant. Aurait-il de la fièvre ? Il pousse le plateau sur un coffre placé sur un côté du lit, s'effondre sur l'oreiller et s'endort dans l'instant, épuisé.
Florial sort de sous le lit où il s'était glissé quand Robin testait le confort du matelas. Il s’époussette, retire sa veste et ses bottes car la température de la pièce commence à grimper. Les événements se déroulaient comme prévu. Il aurait préféré une autre solution que l'accident de Robin car il ne lui souhaitait pas de souffrir. Cela faisait partie des aléas imprévisibles. La chute du jeune homme juste au pied du village des Châtaigniers n'était, bien sûr, pas due au hasard puisqu'il devait rencontrer son futur compagnon de route, mais elle avait été brutale. Avec les soins des petites gens et sa vitalité, Robin ne s'en ressentirait bientôt déjà plus. Piochant dans les restes du repas, le gnome réfléchit à la suite du programme. Il avait soufflé à l'aubergiste de proposer la chambre et le plan avait bien fonctionné. S'étirant et bâillant, il se glisse sous la couverture pour prendre un repos bien mérité.
La chambre prend alors lentement un tout autre aspect : le carrelage s'orne de motifs géométriques, les murs s'incurvent dans le haut pour former des arcs, le plafond s'arrondit en coupole, des tapisseries aux dessins chargés de symboles se déroulent, des formules ésotériques se gravent dans la pierre et se peignent en lettres d'or. Des gardiens sortis d'ailleurs se pétrifient pour veiller sur le sommeil de leurs hôtes et l'air s'enrichit d'une onction bienfaisante.