D'une belle journée ensoleillée les pèlerins passent soudain à une soirée maussade et humide. Leur courage et leur bonne humeur reçoivent de plein
fouet l'atteinte d'une pluie battante. Heureusement ils arrivent à l'entrée d'un hameau. Ils vont enfin voir du monde et peut-être coucher dans un lit. Quelques maisons serrées les unes contre
les autres détachent leur silhouette sombre sur le paysage estompé par les trombes d'eau. Ils courent pour se mettre au plus tôt à l'abri et parviennent trempés à la première maison, de la boue
jusqu'aux genoux. Le jeune homme frappe et refrappe sur la lourde porte de bois sans obtenir de réponse. La pluie a réussi à traverser son manteau de feutre et il sent la laine le gratter
désagréablement à travers sa chemise qui lui colle à la peau. Une gouttière se forme au bord de son capuchon. Quant à Florial il a disparu dans le sac.
Robin se met à crier :
- S'il vous plaît, ouvrez-moi, je suis un pèlerin. Pouvez-vous m'héberger ? Ohé ! Vous m'entendez ? Je ne suis qu'un pèlerin.
Aucune réponse ne lui parvient. Il pousse le battant qui s'ouvre tout seul avec une plainte lamentable de gond rouillé. Il s'engouffre alors sans regarder où il entre et referme la porte aussitôt pour fuir les assauts de l'averse. Un cri de bébé le fait sursauter. Dans la pénombre de la pièce, à peine éclairée par la lueur rougeoyante de l'âtre, il distingue quelques silhouettes regroupées.
- N'ayez pas peur, je suis un pèlerin, répète-t-il.
Un mouvement s'ébauche au milieu du groupe et une voix de femme répond :
- Nous avions peur que vous soyez un soldat.
- Il y a donc des soldats par ici ?
- Vous ne les avez pas vus ? Ils sont arrivés jusqu'ici et pillent les fermes.
- Je suis un voyageur qui évite les villes et les grandes routes et je viens de loin.
La silhouette se rapproche et les yeux de Robin qui s'habituent à la faible clarté discernent une jeune femme pâle et triste.
- Maman ? appelle une petite fille en se jetant dans les jambes de la femme.
- Pardonnez-moi de vous avoir effrayés mais j'avais besoin de m'abriter, s'excuse le garçon.
- Vous n'avez pas l'air d'un soldat. Je me méfie aussi des étrangers.
- Laisse-le rester ma fille, prononce alors un homme âgé sortant de l'ombre sur sa droite. Je ne le sens pas méchant.
L'homme va d'un pas fatigué jusqu'au brasier et allume la mèche d'une lampe qui montre un peu plus au jeune homme la maison où il est entré. Cinq personnes occupent la pièce. Un vieil homme affaibli, une jeune femme, deux petites filles d'environ neuf et quatre ans et un bébé couché dans un panier d'osier. Robin frissonne et éternue plusieurs fois de suite ce qui fait éclater de rire la plus jeune des fillettes, relâchant la tension de tous.
- Ôtez votre manteau et approchez-vous du feu, l'invite alors la femme, confiante dans le jugement de son père.
Robin obéit et, prenant soin de son ami, dépose délicatement son sac. Il se demande quelles seraient les réactions de ses hôtes s'ils pouvaient voir son contenu.
- D'où viens-tu ? questionne le grand-père en l'invitant du geste à s'asseoir sur un banc.
Le garçon préfère se placer devant l'âtre pour sécher sa chemise.
- Je viens des Trois Routes et me nomme Robin, hasarde-t-il en ne sachant pas où il est arrivé et si son village est connu par ici.
- Les Trois Routes, c'est loin vers le sud, remarque la jeune femme en allant surveiller son bébé.
- Quel pèlerinage fais-tu ? reprend le père.
- Je n'ai pas de but précis, invente Robin. Je suis ma route et m'arrête prier dans les chapelles plutôt que dans les églises. Je suis un solitaire.
L'aînée des fillettes qui toussotait de temps à autre est prise subitement d'une quinte qui paraît lui brûler la poitrine. Elle serre contre elle ses mains crispées et sa mère se précipite pour l'aider à reprendre sa respiration. Robin regarde la scène, attristé puis mu par une impulsion, il se lève et s'approche.
- Permettez-moi de vous aider, j'ai quelques qualités pour soigner.
- Vous êtes un rebouteux, dit la mère en lui laissant sa place.
- Une sorte de guérisseur, affirme-t-il désireux d'inaugurer son don.
Il étend ses mains au-dessus de l'enfant qui rapidement se calme et retrouve son souffle. Le cristal bat au rythme de son cœur comme pour signifier sa présence. Le jeune homme sort celui-ci de son étui et le tient devant la gorge douloureuse. La fillette pousse un grand soupir de soulagement, son dos se redresse et ses lèvres esquissent un faible sourire.
- Miraculeux, se réjouit la mère. Vous êtes envoyé par Dieu.
- Je ne fais qu'utiliser les dons qu'il m'a confiés, réplique Robin modestement.
Une idée lui vient et il va fouiller dans le sac en parlant tout haut.
- J'ai peut-être là-dedans de quoi faire une potion.
Il voit Florial lui indiquer sa petite besace.
- Qu'est-ce qui serait le mieux, continue-t-il, pour guérir cette toux ?
Le gnome fouille méthodiquement et trouve la plante qu'il cherchait, il lui redonne sa taille véritable et chuchote :
- A faire en décoction et administrer quatre fois par jour.
Robin répète la phrase en ignorant ce que veut dire décoction. Heureusement la femme connaît les différentes méthodes de préparation. Il lui donne la plante en précisant, d'après les conseils du gnome, de se servir surtout des fleurs et des tiges.
- C'est du tussilage, précise-t-il.
- Merci, dit le vieil homme. Tu as bien gagné un bol de soupe chaude à partager avec nous. Cette nuit tu pourras dormir dans l'écurie, la paille est fraîche et il y règne une température agréable grâce à la chaleur des chevaux.
- J'accepte votre proposition avec joie. Je ne me verrais pas reprendre la route ce soir. Et expliquez-moi ce qui se passe par ici.
- C'est la guerre. Tous les hommes valides sont partis laissant les villages à la garde des femmes, des vieillards et des impotents. Les Anglais envahissent la région et veulent s'approprier nos villes.
Robin ne parle pas car ces événements ne sont toujours pas contemporains de son époque. Cette fois il serait peut-être même arrivé dans le futur, en tout cas cette histoire ne lui évoque rien. La soirée se passe à discuter avec le grand-père. La mère intervient parfois mais elle s'occupe des enfants et reprise du linge. Robin n'a pas vu autant de monde depuis plusieurs jours et il goûte avec quiétude cette ambiance familiale. Il apprécie par-dessus tout le repas chaud cuisiné. Dès qu'il le peut, il se retire pour voir si Florial a besoin de quoi que ce soit. Le gnome sort du sac avec plaisir, détend ses bras et ses jambes.
- Pourquoi n'es-tu pas sorti plus tôt, craignais-tu qu'un des humains te voie.
- Certains adultes le peuvent, quant aux enfants, ils savent presque tous. Surtout avant sept ans.
- C'est curieux cet âge limite.
- Connais-tu l'expression "âge de raison" ? On l'emploie car à cet âge-là, l'enfant est capable de penser par lui-même, il raisonne. Et s'il raisonne, avec l'éducation que les humains lui donnent, il ne doit plus parler du monde féerique qu'il voit. Les adultes oublient bien vite tout ce à quoi ils ont eu accès dans l'enfance et ils rejettent le merveilleux, accusent leurs petits de mensonge si ceux-ci dialoguent avec leur fée ou leur lutin, s'ils affirment avoir des amis invisibles. On dit souvent des bébés qu'ils rient aux anges, c'est tout à fait exact. Leur façon de voir n'est pas encore conditionnée. Ils se souviennent de leur passage entre les deux vies, donc tous les êtres qui leur apparaissent sont aussi vrais que leurs parents.
- Et les adultes clairvoyants ?
- Comme pour le magnétisme, ce sont ceux qui y croient, ceux qui l'ont travaillé, ceux qui l'ont acquis précédemment.
- Veux-tu manger ? propose Robin. J'ai réussi à mettre dans ma poche un petit morceau de gâteau, un régal.
- J'ai puisé dans les provisions de la ferme mais je veux bien ce que tu as pris pour moi, accepte le gnome.
Florial mange de bon appétit et Robin pense à ses premiers essais de soignant.
- À tous les deux nous allons pouvoir faire de grandes choses pour aider les gens, s'enthousiasme-t-il. Nous sommes arrivés ici pour cela, considère-t-il d'un ton plus grave. As-tu entendu ? Le pays est en guerre, beaucoup de malheureux vont avoir besoin de nous.
- Tu as raison, demain nous tâcherons de savoir où nous pourrons aller pour nous rendre utile. En attendant dormons, cela fait très longtemps que nous n'avons pas eu une couche aussi confortable et un toit au-dessus de nos têtes.
Depuis la halte à l'auberge, les deux amis n'avaient pas passé une aussi bonne nuit. Ils se réveillent au champ du coq et tandis que Robin se prélasse encore, appréciant le confort pourtant très relatif de leur abri, Florial sort dans la brume matinale. Il cherche quelques herbes et plantes à donner en remerciement à leurs hôtes. Le sol, la végétation sont détrempés et il parcourt difficilement les alentours de la ferme, quand, il se retrouve devant une cage placée près du poulailler. C'est un piège qui a rempli son office. Une renarde est prise à l'intérieur. Son magnifique pelage est maculé de boue et trempé par la pluie qui est tombée sans discontinuer jusqu'à l'aube. Le cœur du gnome se serre en croisant le regard humide de l'animal effrayé. Elle a essayé frénétiquement de ressortir, abîmant ses pattes et arrachant des touffes de poils contre les barreaux rugueux de sa prison. Elle halète, la langue pendante sur le côté, épuisée par son combat inutile pour s'évader. Il fallait faire vite. Florial déverrouille d'un geste le clapet qui condamne l'entrée et parlant d'une voix douce dans la langue compréhensible par les animaux, il rassure la renarde. Elle avait mis bas trois renardeaux quelques jours auparavant et cherchait à se nourrir. Le gnome la fait sortir après avoir examiné ses blessures et lui avoir fait avaler un remontant. Il lui apprend la manière de demander de l'aide au Petit Peuple en cas de famine.
- Va-t'en vite, lui ordonne-t-il. Évite la proximité des humains, ne t'approche pas des fermes et enseigne cela à tes enfants.
La renarde reconnaissante lui lèche les mains et bondit vers la liberté retrouvée se retournant une fois vers son sauveur avant de s'enfuir, happée par le brouillard. Florial comprend les humains furieux de voir leur poulailler dévasté mais il se prend souvent à rêver d'un monde où toutes les espèces vivraient en bonne intelligence. Il soupire et relève le col de sa veste pour se garantir de la fraîcheur humide qui s'insinue. Il ramasse plusieurs sortes de plantes et il note les lieux où il les a prélevées.
Robin s'est rendormi, récupérant les heures de fatigue et d'émotion accumulées ces derniers jours.
- Réveille-toi, lui dit le gnome en le secouant. Les gens sortent des maisons et commencent à vaquer à leurs occupations. Nous devrions faire de même.
Lui montrant sa cueillette, il reprend :
- J'ai trouvé d'autres plans de tussilage qu'ici on nomme pas-d'âne et quelques autres variétés intéressantes. Tu les donneras à notre hôtesse en lui précisant leur usage et en lui indiquant où elle peut les trouver.
Florial explique les propriétés et le mode de préparation de chaque plante et reprend sa place dans le sac. Robin s'étire, se lève et s'approche des chevaux. Il pense avec nostalgie à son père qui élève des chevaux dans leur village, puis à sa mère qui doit s'inquiéter de lui. Que penseraient-ils s'il revenait leur conter ses aventures ? Le prendraient-ils pour un fou ? Voudraient-ils que le prêtre du village l'exorcise ? Il ne pourra jamais tout leur dire mais le jeune homme espère les revoir. Avec son don, il sera capable, de soulager leur vieillesse.
Robin sort de l'écurie à l'instant où la jeune femme revient de l'étable avec son seau plein de lait.
- Bien dormi ? dit-elle avec un sourire.
- Profondément, cela m'a bien reposé.
- Rentrez boire un bol de lait avant de repartir, propose-t-elle.
- Volontiers.
Le jeune homme entre à sa suite, aussitôt l'aîné des fillettes se précipite en lui disant :
- Je n'ai pas toussé de la nuit.
- Oui, cela a été bien calme, approuve le vieillard qui ranime le feu.
- Tant mieux, se réjouit le jeune homme en plaçant une main sur la tête de l'enfant.
Il a fait ce geste naturellement et il comprend qu'ainsi il est capable de ressentir l'état de santé des gens.
- Je vais te soigner encore en prévoyance, déclare-t-il.
Il impose ses mains quelques instants.
- Voilà ! fait-il. Ainsi tu te sentiras encore mieux.
Puis il s'adresse à la mère :
- Je suis sorti tôt ce matin et j'ai trouvé des herbes intéressantes. Vous avez de quoi vous faire de bons médicaments.
Il les donne en restituant fidèlement les paroles du gnome.
- Merci. J'ignorais que ces herbes que l'on arrache pouvaient être précieuses.
- Presque tout est utile et comestible dans la nature, affirme-t-il.
- Prenez votre lait, dit la femme en lui donnant un bol rempli du liquide encore chaud.
Robin le met sur la table et il place son sac de manière à ce que le gnome puisse venir boire sans être vu. Pour lui laisser un peu de temps, il s'approche du vieillard.
- Savez-vous où sont les lieux de bataille ? interroge-t-il. Je pense que je peux me rendre utile pour soulager les blessés.
- C'est une intention noble qui vous honore, s'exclame le grand-père. Il vous faudra suivre le chemin jusqu'au prochain village puis prendre la route qui amène jusqu'au fleuve. Descendez le fleuve vers l'ouest. Nos hommes se battent à l'entrée des ponts pour empêcher l'ennemi d'avancer.
- Je dois les rejoindre le plus tôt possible, décide le garçon.
Il boit d'un trait le bol de lait puis met son manteau, passe son sac en bandoulière et saisit son bâton.
- Tenez, dit la mère en lui mettant dans la main un paquet enveloppé. J'ai vu que vous appréciez mon gâteau, je vous en donne le restant.
- Merci beaucoup, apprécie Robin. Il sourit à tous en les regardant chacun leur tour et il les quitte après avoir prononcé :
- Portez-vous bien.
- Que Dieu te garde ! répond le grand-père en levant sa main en guise de salut. Tu seras toujours le bienvenu.