SEPTIÈME ÉPISODE

 

   Robin traverse le hameau en mangeant un peu de l'excellent gâteau, il range le reste dans le sac pour que Florial puisse se restaurer à son tour. Quelques habitants le regardent passer en se demandant qui est cet étranger qui a dormi cette nuit chez eux. Il se dégage de sa silhouette une sereine assurance et une personnalité hors normes qu'il a acquises au cours de son périple. Il possède une maturité qu'il n'a pas encore évaluée. Il surprendrait ceux qui l'ont bien connu et qui l'ont vu partir depuis à peine quelques semaines. Il ne pleut pas mais le brouillard sort de tous les pores de la terre. Il s'étale par nappes fumeuses qui se déchirent aux branches des arbres. Le chemin s'enfonce vers ce qui semble être un avenir incertain. Cela n'entame pas la volonté du pèlerin qui arrache, à chaque pas, ses bottes de la gangue boueuse. Il se met même à chantonner une gigue entendue au bal de la foire. Florial a repris son poste sur l'épaule et accompagne son ami, galvanisé par sa bonne humeur.

 

Au bout d'une heure, ils ont atteint le village puis après encore presque une autre heure, le rivage du fleuve qui s'étale largement. Sur les indications du vieil homme ils descendent vers l'ouest en suivant le sens du courant. Plus loin ils aperçoivent un pont et se dirigent vers lui. En s'approchant, ils distinguent des tentes qui signalent un campement.

Un homme à cheval vient à leur rencontre et Florial plonge dans le sac.

- Qui est-tu ? demande-t-il.

- Je me nomme Robin et suis pèlerin.

- Qu'est-ce qu'un pèlerin peut venir faire sur un lieu de bataille ? raille le guerrier. Tu serais plutôt un espion d'anglais que ça ne m'étonnerait pas.

- Pas du tout, se défend le jeune homme. Je pense que je peux vous aider.

- En quoi peux-tu nous aider ! s'exclame l'homme en jaugeant avec mépris le garçon et son bâton.

- Mène-moi à ton chef, rétorque Robin peu désireux de s'expliquer avec un simple soldat.

- Pourquoi le déranger ? Je me demande ce qui me retient de te faire déguerpir, gronde l'homme.

- N'as-tu pas assez de te battre contre l'ennemi que tu veuilles t'en prendre à un pèlerin ? questionne Robin calme et sûr de lui. Je désire voir ton chef, c'est très important.

- Passe devant, commande le cavalier en faisant tourner bride à son cheval.

Après tout si cet homme veut réciter quelques prières pour leurs âmes, cela ne peut être que salutaire.

Robin ne ressent aucune peur, il se sent maître de lui, mû par la force d'agir pour une juste cause. Le soldat le conduit jusqu'à un groupe d'hommes qui parlementent autour d'un feu.

- Messires, je vous amène un jeune homme qui se dit pèlerin et qui souhaite vous parler.

 

Les hommes à la mine grave le dévisagent de la tête aux pieds.

- Que veux-tu ? demande l'un d'eux. Si c'est pour t'enrôler, je vais te confier au sergent pour qu'il t'apprenne à te battre.

- Non messire, ce n'est pas pour me battre.

- Es-tu un couard ? reprend l'homme de guerre en le toisant.

- Je n'ai jamais vu de bataille et ne sais si j'aurais peur, reprend Robin. Cependant je peux vous être utile sans me servir d'armes.

- Que veux-tu dire ?

- Je possède le don de guérison et je voudrais m'occuper des blessés.

Des ricanements sceptiques accueillent sa réplique.

- Allez, le pèlerin, va prier pour les morts et laisse les soldats défendre les vivants, s'esclaffe un des officiers.

- Que faites-vous des blessés ? réclame Robin.

- La plupart ne peuvent être soignés et leur chance est de passer rapidement, déclare le même homme.

- Je vous offre d'essayer de les soigner, mon rôle est aussi important que le vôtre.

- Nous nous méfions des charlatans dans ton genre, assène l'officier entêté.

- Laissez-moi essayer pour vous prouver ma bonne foi.

Celui qui parait être leur chef déclare :

- D'accord, nous allons te laisser une chance mais si tu nous as trompés, tu le regretteras. Tu vas être conduit auprès de messire Gautier. Il a reçu une flèche dans l'épaule. La plaie s'est infectée et nous craignons la gangrène. Si tu parviens à le guérir nous t'accorderons notre confiance. Soldat, emmenez-le.

Puis l'homme se détourne de Robin qui s'incline acceptant la gageure.

 

On lui fait traverser le camp où les hommes s'occupent à fourbir leurs armes ou à jouer aux dés. Les plaisanteries grasses, les rires tonitruants, les injures, les disputes violentes semblent être leur mode de communication. Soudain Robin se demande dans quel piège il est venu se jeter. Il avait toujours fui l'armée et les milices, la compagnie des hommes rudes. Personne ne l'avait obligé à se joindre à eux, et pourtant il était ici de sa seule volonté.

Le soldat s'arrête devant une tente et soulève la toile.

- Rentre-là, grogne-t-il. Je reste pour te regarder faire et, n'espère pas t'en aller.

 

Le jeune homme est arrivé où il l'avait souhaité, emmené par une impulsion qu'il avait comprise comme une vocation, une mission. Il n'avait jamais approché de blessé grave et n'avait essayé son don que pour soulager une enfant. Maintenant l'enjeu était capital. Il pouvait perdre sa vie pour avoir souhaité sauver celle des autres. Avait-il bien pesé les conséquences d'un engagement hâtif ? Avait-il agi par orgueil, par naïveté, par forfanterie ? Non, il savait pertinemment que c'était son cœur qui l'avait conduit et le devoir moral de prodiguer à bon escient son don.

 

Refoulant la nausée qui monte lorsqu'il se penche sur le blessé, il s'agenouille auprès de lui, empli de compassion. Après avoir déposé son sac, il place les mains au-dessus de l'épaule qui suppure à travers le mauvais pansement. Il se recueille ainsi un quart d'heure, les yeux fermés, invoquant la grâce divine, laissant l'énergie le pénétrer et se répandre, par son intermédiaire, dans le corps affligé. Sans accorder un regard au soldat, Robin officie comme s'il l'avait toujours fait. Ses gestes sont efficaces. Il réclame de l'eau chaude et des linges propres au soldat qui aboie un ordre à quelqu'un de l'extérieur. Il défait le bandage, la plaie est vilaine.

- On peut dire qu'il a de la chance dans son malheur, constate Florial.

- Que fais-tu là ? murmure Robin.

- Que dis-tu ? s'écrie le garde en faisant sursauter le garçon.

- Rien, je récapitule tout haut ce que j'ai à faire. Alors, cette eau...

Le soldat passe sa tête dehors et hurle une fois encore son ordre sans se déplacer.

- Ne t'inquiète pas, prononce Florial. Ce genre d'individu ne peut ni me voir ni m'entendre. Dès que tu auras l'eau, tu en réserveras une partie dans laquelle je mettrais à infuser une tisane. Avec le reste tu laveras la plaie. Je t'ai sorti de quoi faire un cataplasme. Heureusement pour lui que nous sommes arrivés car il n'aurait pas passé la nuit. Il est dans un état d'extrême faiblesse. Sa jeunesse l'a maintenu jusqu'ici. Ne me pose pas trop de questions ou alors fais-le comme si tu récitais une prière à voix basse.

 

À cet instant, un grand adolescent rentre sous la tente, portant, à deux mains, un récipient dont le contenu fume, et des linges sur l'épaule. Robin lui désigne l'endroit où les poser.

- Sort de là ! crie le garde au garçon qui s'attarde. Celui-ci s'empresse d'obéir sans discuter.

Suivant scrupuleusement ce que le gnome lui indique, le pèlerin commence à pratiquer la médecine. Son appréhension mise de côté, il agit avec aisance. Il nettoie la blessure, appose le cataplasme et le maintien avec un bandage, il essuie le visage et soulevant un peu la tête du blessé, fait couler lentement entre ses lèvres la potion qui est prête.

- Maintenant, il n'y a plus qu'à attendre, déclare-t-il. D'ici la fin de la journée nous serons fixés sur son sort. Je dois rester ici pour le veiller et lui donner à boire de temps en temps.

- Je ne vais pas passer tout mon temps enfermé là-dedans, grogne le soldat avec une grimace. Je vais monter la garde à l'extérieur.

Robin est soulagé, il a besoin de se détendre après les instants d'intense concentration qu'il vient de vivre. Il boit longuement à sa gourde et voit Florial qui fait de même.

- Du bon travail ! dit ce dernier. Ne te fait pas de souci. Je peux déjà voir que cet homme va bien mieux. Tu n'as pas commencé par le plus facile mais tu t'en es bien tiré. Tu es fait pour ça.

- J'ai eu quelques instants de doute, avoue Robin.

- Qui n'en aurait pas dans de telles circonstances ? considère Florial. Reposons-nous un peu, nous l'avons bien mérité.

 

Robin ne s'inquiète plus pour lui-même, il sait qu'il a fait de son mieux et le gnome lui a confirmé son efficacité. Il regarde son patient qui doit avoir à peu près son âge et lui envoie par le pouvoir de sa pensée toute sa puissance d'amour fraternel.

Maintenant qu'ils sont seuls, il place son cristal près de l'épaule meurtrie et sent son rayonnement bénéfique opérer. La journée se passe sans que qui que ce soit ne se préoccupe du pèlerin. Le garde est resté devant la tente, écartant la toile deux ou trois fois pour glisser un œil ennuyé vers le malade afin de vérifier s'il y avait du changement. Le jeune homme l'a entendu discuter et disputer quelques parties de dés mais il ne lui a donné ni à boire ni à manger. Quelques provisions de la veille et du gâteau restent encore dans le sac et les deux amis se les partagent avec satisfaction. Robin a plusieurs fois imposé les mains sur le malade et voit avec soulagement que petit à petit ses couleurs reviennent.

 

Dans l'après-midi le blessé se met à s'agiter.

- C'est bon signe, confirme Florial.

Puis plus tard, messire Gautier ouvre ses yeux qui errent autour de lui, essayant de rassembler ses souvenirs. La vue de Robin ne l'aide pas dans cette recherche. Il tente de relever le buste mais sa blessure se rappelle à lui et il retombe sur sa couche avec un gémissement.

- Que se passe-t-il ? s'écrie le garde en passant la tête.

- Il s'est réveillé, répond laconiquement Robin puis s'adressant au blessé en le maintenant allongé :

- Ne bougez pas, il faut que la plaie se referme.

- Qui êtes-vous ? s'enquiert Gautier avec difficulté.

- Je me nomme Robin, je suis là pour vous soigner.

- J'ai soif, prononce le malade en se passant la langue sur ses lèvres sèches.

- Je dois prévenir messire Jean, déclare le soldat espérant que sa garde est bientôt terminée. Voilà trois jours et trois nuits que cet homme n'avait ni parlé ni bougé.

- Faites donc, le convie Robin soulevant légèrement la tête de Gautier pour lui faire boire de la tisane.

- Holà, toi ! Prends ma place jusqu'à ce que je revienne, vocifère le garde à un homme qui passe et il part à grandes enjambées rejoindre ses supérieurs.

- Trois jours que je suis ici ! s'étonne Gautier qui a entendu le soldat.

- Je ne suis là que depuis ce matin, dit Robin.

- J'ai cru que j'allais passer...

- Vous allez beaucoup mieux maintenant, mais vous devez encore vous reposer.

 

Quelques instants plus tard le garde revient avec messire Jean.

- Comment va-t-il ? demande aussitôt ce dernier.

- C'est toi, Jean ? prononce Gautier d'une voix faible mais nette.

- Gautier, tu parles. Enfin ! s'exclame Jean avec émotion. Mon ami, j'ai craint pour toi. Six jours déjà depuis que nous t'avons retrouvé.

- Six jours ? Je ne me souviens plus...

- Tu es parti mardi avec trois hommes, en reconnaissance. Le soir, ne te voyant pas rentrer, j'ai pris une petite escorte pour vous rejoindre. Nous vous avons retrouvé en amont dans une boucle du fleuve, deux des soldats étaient morts, le troisième introuvable probablement fait prisonnier. Quant à toi, tu étais en si mauvais état que nos ennemis t'ont abandonné là.

- Le garde parlait de trois jours...

- Les deux jours suivants tu as déliré et ensuite tu as sombré dans l'inconscience trois jours complets. Et te voilà...

- Dieu n'a pas voulu de moi.

- Pardonnez-moi, messire, intervient Robin, vous ne devez pas l'agiter. Il a besoin de calme pour récupérer ses forces.

- Vous avez raison, approuve Jean. Gautier, je te laisse mais c'est pour la bonne cause. À plus tard mon ami. Garde, restez près de messire Gautier un moment. Vous suivez-moi, fait-il à Robin.

 

Le jeune homme le suit hors de la tente et ils s'en éloignent à quelque distance. Jean prend la parole.

- Je ne sais pas quel est votre pouvoir mais vous avez fait un miracle. Nous nous attendions tous à sa mort. Dites-moi si ce n'est qu'un répit ou s'il va s'en sortir.

- Messire, je ne vous ai pas menti quand je vous ai proposé mon aide. Ce n'est pas un miracle, j'ai seulement utilisé mes compétences. Votre ami, en effet, était bien mal en point. Je dois encore le soigner avec beaucoup d'attention mais il est en bonne voie d'être sorti d'affaire. Sa robuste condition l'a préservé, expose Robin en rapportant ce que lui a soufflé Florial.

- Je suis heureux de ces nouvelles. Vous avez passé cette épreuve avec succès et je suis particulièrement touché par cette issue de bon augure. J'accepte donc votre offre de vous occuper de nos blessés. Je vois trop d'excellents hommes mourir même de blessures parfois bénignes mais qui s'aggravent faute de soins.

- Merci messire, rien ne pouvait être plus important pour moi que de mettre mon talent au service de ceux qui souffrent.

- Pardonnez mon accueil brutal mais nous autres, hommes de guerre, sommes méfiants et je voulais voir si je pouvais me fier à vous.

- Vous êtes prudent et je ne peux vous en tenir rigueur.

- Vous devez avoir faim, ce soir vous partagerez mon repas. Je vais vous faire donner des vêtements neufs car ceux-ci paraissent fatigués et vous faire dresser une tente.

- J'accepte le repas en votre compagnie et serais bien aise de me changer. Par contre cette nuit et peut-être la suivante, je souhaite veiller votre ami dont l'état nécessite encore ma présence.

- Très bien, il en sera fait ainsi. De plus vous serez libre de vous déplacer dans le camp. Je vais vous adjoindre un homme qui vous fournira ce qui pourrait vous être nécessaire, ajoute Jean.

Robin s'incline pour le remercier, soulagé d'avoir réussi à gagner sa confiance. Il retourne avec empressement au chevet du blessé voir comment il se porte. Florial est resté avec lui.

 

- Tout va bien, dit-il au retour du pèlerin. Son amélioration est spectaculaire grâce à toi.

- Ton savoir y a beaucoup contribué, renchérit Robin.

 


   À partir de ce jour là, les deux amis s'adonnent totalement à leur art, soignant grandes blessures et petites égratignures, parcourant les champs de bataille, s'occupant de tous ceux qu'ils peuvent, sans distinction de nationalité ni de condition. Ils s'emploient à soigner, secourir, réconforter, calmer, accompagner ceux qui doivent passer, œuvrant sans compter avec ardeur et courage. Robin connaît maintenant bon nombre de potions et de remèdes et apprend à connaître le corps, sa structure et son fonctionnement. Il est accepté et apprécié par tous. Il perd la notion du temps. Il ne sait plus depuis quand il est là, toutes les journées se ressemblent et elles sont harassantes. La nuit, il se recharge. Il puise les énergies de la terre et du ciel, il les fait pénétrer en lui, circuler. Il se régénère. Le gnome lui enseigne toute sa science. Ils se relaient et se complètent.