Gautier complètement remis est devenu un ami et lui apporte un peu de distraction. Originaire de Bretagne, il est sensibilisé au merveilleux et raconte des légendes anciennes qui incitent Robin à souhaiter visiter sa terre natale. Le pèlerin voudrait, lui aussi, conter les aventures véritables qu'il a connues cependant il s'abstient craignant d'être pris pour un fou. Le seul fait d'être guérisseur effraie parfois des esprits frustres qui lui confient leur corps avec réticence, récitant maintes prières et conjurations de sort.
Gautier vient lui apprendre une nouvelle qui revêt un caractère presque surnaturel. Une jeune femme vient d'arriver en ville. Elle affirme venir délivrer la France de l'ennemi, sur l'ordre d'entités spirituelles dont elle entend les voix. Cette histoire n'est-elle pas extraordinaire ? Comment une jouvencelle a-t-elle pu convaincre des gens de guerre, le dauphin lui-même, qu'elle pouvait mener une armée à la victoire, au nom de Dieu ? Tout le camp en parle durant plusieurs jours, les hommes paraissent galvanisés. Ils relatent l'enthousiasme et le charisme de celle qu'ils nomment la pucelle, qui a ranimé leur volonté et leur espoir.
Robin voudrait la voir mais il a trop à faire. Lui aussi doit tenir sa place déterminante qu'il ne peut déléguer. Puis un soir, il apprend qu'elle est blessée. Ne devrait-il pas se rendre auprès d'elle ? Mais de trop nombreux soldats le réclament. Il pense à elle et cherche par l'esprit à lui transmettre ce qu'il donne habituellement par ses mains.
Le lendemain, un dimanche, la nouvelle de la libération de la ville se répand. Elle fait éclater l'allégresse dans tous les cœurs des hommes et chanter les louanges de la jeune victorieuse. Le camp va être levé, déjà des civils qui s'étaient enrôlés repartent vers leurs familles. Les soldats se regroupent attendant les ordres pour repartir vers un autre poste.
Robin et Florial sont toujours actifs, leur besogne n'est pas terminée. Si les valides s'en vont, les blessés et les malades exigent encore une présence assidue. Gautier vient rejoindre son ami et lui propose :
- Veux-tu approcher notre libératrice ? Ce soir elle doit passer par ici et nous pourrons essayer de la voir de près.
- J'ai hâte d'être en sa présence, s'écrit Robin attiré par un mélange de curiosité et de respect.
À l'heure où le jour commence à s'effacer devant la nuit, où le soleil rougeoie dans un effort ultime pour darder ses derniers rayons dans une incandescence sublime, Robin gagne la levée qui borde le fleuve. Une foule s'est amassée là, mélange composite de soldats, de paysans, d'artisans, même de bourgeois sortis librement de la ville, des ecclésiastiques et des nobles venus saluer leur héroïne. Une clameur se propage tout au long de l'assistance rangée de part et d'autre de la route. On entend déjà les sabots des chevaux qui se rapprochent. Robin s'est glissé devant guidé par Gautier. Florial se tient dans sa chemise entrebâillée. La troupe avance d'un pas rapide. Devant se tient un écuyer qui brandit une longue bannière, suivi par quelques gens d'arme revêtus de leur armure. Deux hérauts précèdent un groupe de nobles seigneurs arborant leurs armoiries, compagnons de la pucelle.
Au centre, la jeune femme se tient droite et simple. Un sourire doux éclaire son visage encore enfantin mais volontaire. Robin regarde avec admiration celle qui, si l'on en croit la rumeur, ne s'est jamais battue. Cette étrange combattante, si elle a brandi son épée, ne l'a élevée qu'en signe de ralliement, captant de la pointe acérée de son arme l'éther cosmique pour s'investir de la force divine.
- Elle est une manifestation de Dieu, affirme Florial.
Lorsqu'elle arrive enfin à hauteur du pèlerin, celui-ci sent un choc puissant heurter sa poitrine. Son cœur se sent pétri par un amour immense sous le regard de la femme qui le fixe à présent. Il perçoit tout autour d'elle une aura d'or qui ne l'éblouit pas mais dessille ses yeux. Robin ne voit plus qu'elle, nimbée de gloire, surpris qu'elle le regarde comme si elle le reconnaissait. Puis, le groupe est passé et tandis qu'ils s'éloignent, le pèlerin prend conscience que leurs âmes se sont parlé. Encore sous l'impact magnétique qui l'a comme transfiguré, il sent son corps flotter au milieu de la foule qui scande le prénom béni de Jeanne.
Jeanne ! Jeanne ! Le prénom martèle l'esprit de Robin. Il est complètement remué par le contact magnétique et l'échange subtil. Gautier, lui, est absorbé par des pensées qui le hantent. À plusieurs reprises il commence des phrases qui paraissent n'avoir aucun sens puis s'arrête, indécis, ne sachant s'il doit les finir.
- Robin, se décide-t-il. Il faut que je te parle.
- Je t'écoute, s'oblige à dire celui-ci en essayant de concentrer ses pensées.
- C'est compliqué à expliquer, je ne sais si je délire... amorce-t-il.
Robin se sent dans un état où il peut tout entendre et engage son ami à poursuivre.
- Les quelques jours où je n'ai pas repris connaissance... eh bien ! ... j'ai vu des choses.
- Des choses ?
- Oui. Comment dire ? Je sais que j'étais là puisque messire Jean et des soldats peuvent servir de témoins. Pourtant je pourrais affirmer que j'ai voyagé.
- Ah bon ! fait Robin qui ne s'étonne plus. Continue.
- J'avais oublié car depuis mon réveil j'ai mobilisé mes forces et ma volonté pour me rétablir rapidement. Et puis ce soir... je ne sais pas qui est cette femme et quel est son pouvoir, lorsque Jeanne m'a regardé dans les yeux...
- Toi aussi, pense Robin.
- Tout m'est revenu.
- Raconte-moi, l'invite le pèlerin.
- D'abord j'étais conscient lorsque nos ennemis nous ont laissés. J'ai défailli au moment où la flèche m'a transpercé l'épaule à la jointure de l'armure. Puis rapidement je suis revenu à moi. J'ai compté le temps qui défilait au ralenti avant que l'on me retrouve puis j'ai suivi le retour au camp et la journée où j'ai lutté me servant de la douleur pour me maintenir éveillé. Jusqu'au moment où les soins révélés inefficaces et moi-même étant épuisé, j'ai sombré dans les limbes. Là, tout s'est apaisé, je ne souffrais plus et me sentais léger. J'avais l'impression de planer au-dessus du fleuve en suivant ses courbes. Je voyais tout d'une manière inhabituelle et les gens que je rencontrais ne semblaient pas me voir, jusqu'au moment où un être est venu vers moi.
- Que veux-tu dire par un être ? l'interrompt Robin.
- Il n'avait pas une allure ordinaire, d'abord je ne sais pas s'il était homme ou femme. Il paraissait glisser au-dessus du sol et... son corps ressemblait plus à un brouillard lumineux.
- Était-ce un fantôme ? suggère Robin.
- Je n'y ai pas pensé, reprend Gautier. Non, il était ni effrayant ni dérangeant, bien au contraire. Il émanait de lui de la paix et de la bienveillance. Quand il fut devant moi, j'eus l'impression déroutante d'être devant un miroir. Ses pensées s'inscrivirent dans les miennes et il me dit : "N'aie pas peur, cette étape est salvatrice. Tu vas guérir. Tu dois savoir que quiconque franchit ces limites doit en tirer la quintessence. Celui qui parvient dans l'espace intermédiaire entre la vie terrestre et la vie dans l'au-delà, apprend que la mort n'est qu'un passage. Lorsqu'il revient à la vie terrestre il doit en témoigner. Il doit savoir que c'est une chance d'évolution mystique et que le parcours qui lui reste doit servir à sa réalisation."
Et puis je me suis réveillé, et la première image que j'ai vue était ton visage.
- C'est magnifique, s'exclame le pèlerin.
- Cela ne te surprend pas ? s'étonne Gautier.
- J'ai vécu quelques événements qui m'ont enseigné que nous recevons, de manière souvent incompréhensible à notre perception humaine, des messages de sagesse. Ils nous sont donnés pour nous guider et il serait dément de ne pas les suivre. Regarde l'exemple de Jeanne, ne t'apparaît-il pas inconcevable ?
- Elle est exceptionnelle, probablement une envoyée de Dieu.
- Nous sommes tous des envoyés de Dieu, si nous le voulons. À condition que nos intentions soient pures, nous avons tous un rôle à tenir dans l'histoire humaine. Ne serait-ce que pour rendre grâce d'avoir cette capacité.
- J'associe le message à ta présence. Dois-je devenir guérisseur à mon tour ?
- As-tu observé quelques qualités qui pourraient te le montrer ?
- Non. Et je n'y ai jamais pensé.
- Alors, c'est autre chose que tu dois trouver. L'association que tu dois faire peut-être, par rapport à moi, c'est que j'ai eu la chance de découvrir ce don et que j'ai décidé que je devais l'employer. Chacun porte en soi quelque talent qu'il doit exploiter au bénéfice de ses semblables. J'ai réfléchi à tout ça, ces jours derniers, lorsque je donnais des soins. On peut dire que je me suis penché sur les gens, que j'ai eu accès à leur intimité, à leurs secrets, à leurs confidences. J'ai vu s'exprimer le courage, la compassion, la loyauté, la tolérance, la reconnaissance, l'amour. Rien que cela, si je peux le formuler ainsi, car en réalité c'est énorme, doit être cultivé, élevé au niveau d'un art. Par de douces paroles on peut soulager, encourager. Par une élocution plus affirmée on peut raisonner, exhorter, enseigner. Par un geste on peut apaiser, défendre, soutenir. Par un regard on peut transmettre presque tout ce que contient notre pensée et ensuite l'utiliser intelligemment. Et là, je te parle des moyens les plus simples mais la liste est infinie. Il suffit d'apprendre à se connaître et de savoir de quoi on est capable, quelle est notre manière instinctive de réagir positivement à une situation et, lorsque l'on entrevoit une piste, il faut l'explorer et voir si elle nous convient.
- Comment sais-tu tout cela ? s'intéresse Gautier.
- L'observation, la méditation, l'aide d'êtres sages et connaissants. Merci Florial, pense-t-il en envoyant un salut plein de gratitude au gnome.
Les deux amis se plongent dans la cohorte de réflexions qui s'ensuit après une telle conversation.
- Robin, reprend Gautier, je suis las de la guerre. Je pense avoir assez donné. La libération de la ville n'est pas la victoire mais je pense que j'ai affaire ailleurs. Veux-tu venir avec moi ? Je souhaite repartir en Bretagne, je sens que l'on m'appelle là-bas.
- Suis ta route, mon ami, mais ce n'est pas la mienne. Moi aussi, je voudrais retourner chez moi. Je ne vais pas accompagner l'armée et errer encore parmi les champs de bataille. Partout des êtres peuvent avoir besoin de moi. Nous nous séparerons demain car j'ai hâte de partir.
Cette nuit, la dernière qu'ils devaient partager, est propice aux confidences. L'un après l'autre, ils se racontent leurs enfances si éloignées par leur origine sociale.
Robin, fils d'un marchand de chevaux, élevé dans un village, a commencé tôt à travailler aux côtés du père. Son avenir était tracé pour reprendre l'affaire. Les récits de voyage de certains clients ou de voyageurs s'arrêtant au relais de poste lui avaient démontré que le monde ne finissait pas aux limites de la région. Il avait l'intime conviction qu'il était fait pour sillonner les routes et qu'il pourrait apprendre où qu'il aille.
Gautier était de petite noblesse. Avec ses trois frères, il avait été éduqué dans le sens de l'honneur et de la loyauté au roi. Il avait appris le maniement des armes comme tous ceux de sa condition et n'avait pas hésité à mettre son épée au service du pays. De s'être éloigné de sa terre natale lui en avait donné la nostalgie et c'est avec une voix vibrante qu'il décrit à Robin :
"les côtes découpées où les vagues viennent se fracasser dans une lutte perpétuelle entre les rochers et la mer, attisée par les vents et la lune ; les landes et les forêts enchantées, peuplées de créatures de légende où se perdent les voyageurs imprudents et les aventuriers téméraires ; les pierres dressées, gardiens immobiles d'une sagesse ancestrale qui pointent les étoiles et défient le temps."
Gautier ne peut imaginer que Robin soit aussi réceptif à son discours. Il n'aurait pas compris que son ami, qui reçoit à travers ses paroles un appel impérieux, ne l'accompagne pas. Le pèlerin se tait. Ses cellules palpitent et il sent qu'il doit reprendre son chemin. Quand Gautier achève sa description, Robin réalise que Florial a entonné un chant dans sa langue, qui s'harmonise parfaitement à cette pulsation cellulaire.
Le lendemain, jour de séparation, le ciel pleure sans bruit sur le camp déserté. Robin fait ses adieux aux quelques retardataires qui n'ont pas suivi l'armée, puis revient vers Gautier qui finit d'arrimer son restant de bagage sur son cheval.
- Alors, tu préfères partir encore à pieds ? constate-t-il.
- C'est mon option de pèlerin, réplique Robin.
- Je n'oublierais jamais que je te dois la vie, proclame Gautier reconnaissant. Si tu veux me revoir ou si tu as besoin de quoi que ce soit, tu sais où me trouver. Je ne veux plus m'éloigner de ma terre.
- Et si tu dois partir pour accomplir la tâche que tu auras identifiée ?
- Je ne le sens pas ainsi. Une attraction irrésistible me force à revenir. L'explication est là-bas.
- Je te souhaite de réussir. Tu resteras pour toujours dans ma pensée.
- À la vie, à la mort !
Puis pour masquer sa tristesse, Gautier se met aussitôt en selle et, après un dernier salut, il pousse sa monture au trot et part sans se retourner. Robin le regarde quelques instants, lui envoyant mentalement toute la puissance de ses sentiments fraternels. Il sait que s'il doit revoir son ami ce ne sera pas dans cette vie et toute l'histoire aura changé. Se reconnaîtront-ils ?
- C'est toujours douloureux les séparations, profère Florial.
- La dernière fois, je suis parti du village avec enthousiasme, c'est pour ma mère que cela a dû être difficile.
- Nous aussi, nous allons devoir nous dire adieu, révèle alors gravement le gnome.
- Comment ça ? s'écrie Robin. C'est impossible !
- Hélas ! Il le faut. Ma tâche est terminée.
- Ton travail est une chose, notre amitié en est une autre. Tu ne vas pas me laisser.
- Je le dois. L'ordre que j'avais était de t'accompagner jusqu'ici et de t'apprendre le plus que je pourrais.
- Jusqu'ici ? Mais tu me disais ne pas savoir où nous devions aller.
- C'est vrai. Je devrais plutôt dire jusqu'à ce stade. Celui où tu pourrais toi-même transmettre à d'autres ce que tu aurais acquis.
- Et pourquoi ne resterais-tu pas juste pour que nous poursuivions nos aventures ?
- Je dois me conformer à ce que l'on m'a demandé. Je suis un élémental et ne peux vivre tel un humain. Et puis, j'ai d'autres devoirs à remplir.
- N'es-tu pas libre ? Tu parles d'ordres, de devoirs.
- Ce n'est pas un asservissement. Mais nous avons des tâches bien déterminées à accomplir. Je dois rentrer chez moi pour me dévouer à mon peuple et aux voyageurs qui passent auprès de notre village.
- Tu accompagneras d'autres pèlerins, relève Robin avec une pointe de jalousie.
- Je ne sais pas de quoi est fait l'avenir. J'aimerais pour l'instant me poser et fonder un foyer. Je n'ai jamais eu l'âme d'un aventurier, avoue le gnome.
- Donc, je dois accepter notre séparation. Je ne pensais vraiment pas que nous puissions nous quitter maintenant.
- Tu as bien laissé Gautier partir, compare Florial.
- Nous n'avions pas autant partagé.
- Peut-être à ton avis, mais pour lui, tu es son sauveur. Tu représentes l'être le plus indispensable.
- Crois-tu que j'aurais dû l'accompagner ?
- Non, ce n'est pas ta voie.
- Que faisons-nous alors ?
- Nous allons utiliser le cadeau de Mélilot pour repartir chez nous. Il va nous permettre de repérer la porte. Lorsque nous demanderons l'endroit où nous voulons nous rendre, nos chemins se sépareront. J'ai un cadeau pour toi.
- Vous, les gnomes, faites toujours des cadeaux lorsque vous dites au revoir, constate Robin.
- C'est notre tradition, confirme Florial. Tiens, c'est mon pot d'onguent qui ne désemplit jamais. J'en aurai un autre chez moi.
- Merci, dit Robin empli de tristesse. Moi, je ne possède rien, à part mon cristal. Par contre, je ne peux m'en défaire. Oh ! J'ai une idée... Le jeune homme prend sa dague, coupe une mèche de ses cheveux et la donne au gnome.
- Voilà, dit-il. Ma reconnaissance envers toi est immense, donc symboliquement je te laisse une part de moi-même. Je serai toujours avec toi et j'espère qu'ainsi s'opérera une alchimie magnétique qui nous permettra de créer des liens et de nous retrouver, même si cela doit être au-delà de cette vie.
- Merci, accepte Florial, touché par tant d'amitié. Tes sentiments à mon égard sont le plus beau cadeau que tu pourras me faire.
Les deux amis tombent dans les bras l'un de l'autre, si on peut traduire leur étreinte ainsi à cause de la disproportion de taille.
- Allons-y, dit Florial sortant de sa bourse les verres magiques.
Il explore quelques secondes les environs.
- Ah ! Voilà, trouve-t-il en regardant vers le fleuve. Ici, en contrebas, à droite du saule.
Comme à leur habitude, Robin transporte son ami jusqu'au lieu indiqué. Là, après s'être regardés une dernière fois, ils pénètrent côte à côte dans le couloir qui les éloigne l'un de l'autre irrémédiablement.